dimanche 13 février 2011

Le Rap et la rue à Bogotá

“Esto está dedicado a la gente que vive en la esquina,
En el parche, allá arriba en el barrio,
A la gente que lucha día tras día porque esto es Real,
Porque esto es la calle »
Caminando por el barrio voy - Laberinto ELC


La musique de rue exploite la liberté que l'espace public met à disposition. Dans l'article précédent nous en constations les effets dans la créativité, dans la liberté de la forme que peut prendre une musique quand elle n'est pas complètement soumise aux expectatives des auditeurs ou contrainte de répondre aux critères d'une industrie musicale. Dans le cas du rap, musique née dans (de ?) la rue, elle en prendra l'apparence et la parole comme emblème de cette identité «callejera».
Le rap en Colombie se développe notamment dans Bogotá, Cali et Medellín mais reste relativement peu produit par les maisons de disques ; le succès du reggaeton lui vole la scène. Contraint de rester à la marge, l'intérêt du rap colombien se trouve dans la proximité qu'il a gardé de son espace originel, la rue. Dès lors, comment pouvons-nous comprendre la relation entre le rappeur/le rap et la rue à Bogota ?

KK_38La rue est inhérente au rap, dans le sens où les paroles en conçoivent une image assez symbolique et les rappeurs la rattachent très étroitement à leur identité. Les métonymies semblent être nombreuses pour désigner cet espace dont les frontières sont très ambigües. Les expressions les plus récurrentes sont le « barrio », la « esquina », la « calle », puis plus chargées de connotations : la « jungla », le « ghetto » 1. Or, comme le dénoncent ces deux dernières, il ne s’agit plus seulement de la rue mais ce qu’elle représente ; on la rattache étroitement à un groupe social, à une condition de vie.  Le terme « real » revient constamment pour les qualifier. Calle 13, un groupe de hip hop et rap originaire de Puerto Rico et particulièrement connu en Colombie, nous éclaire à ce sujet “Mezclo lo que veo con lo melódico / Yo estoy aquí para contarte lo que no cuentan los periódicos / Es el momento de la música independiente / Mi disquera no es Sony, mi disquera es la gente”2Le “réel” prend parfois la connotation de danger et précarité, mais touche surtout au politique, à l’existence de ce groupe social, du barrio, habitants défavorisés de la région périphérique qui travaillent en ville, marginaux, femmes de ménage, sdf, dont les conditions de vie sont inconnues aux autres. Ainsi, le terme « réel » ne doit pas seulement être compris au sens premier. Le réel s’oppose ici à l’aliénation, à la conformité envers l’inégalité sociale, à la condition de vie des groupes sociaux plus aisés, leur quotidien, leurs journaux, leur existence si proche, et leur regard pourtant jugé si indifférent envers la réalité de la rue.

Le rappeur, pour sa part, revendique la place de porte-parole de cet espace et de cette réalité. Aussi K 38, rappeur renommé dans la scène underground de Bogota, a expliqué ainsi son intérêt pour le rap : « parce que je l’ai dans le sang, parce que c’est un don, parce que c’est la réalité, parce que ça peut s’exprimer et parler pour ceux qui ne le font pas”. Il rajouta : « je me sens libre de m’exprimer, mais c’est bien grâce au rap, sinon je finirais comme les autres », « c’est mon conseiller ».
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Cette proximité que le rap conserve avec la rue se traduit aussi concrètement. En effet nous constatons que les
rappeurs bogotanais semblent se mobiliser socialement dans la communauté. « Smooke G » contribua aux projets de Populus, collectif d’action communautaire, avec notamment des ateliers pour des enfants du quartier Esperanza, localisé dans la zone périphérique de Bogotá. Mais la rue, telle qu’ils l’entendent, n’est pas uniquement cette communauté, ce barrio. En effet K 38 joue un rôle important dans le projet « Chocolate y Pan », qui consiste à distribuer du chocolat chaud et du pain aux indigents de la capitale colombienne tous les vendredis. Le chariot traverse l’avenue « Caracas », artère importante de Bogota, et la réalité est au rendez-vous. Plus que le chocolat chaud et le pain, le long de cette « cérémonie », a lieu un moment important de fraternisation et partage. Le rappeur improvise des paroles le long du chemin. Lors de son improvisation il traite naturellement de tout ce qu’il constate autour de lui, les balayeurs, les histoires des indigents, le regard méfiant de la police, en bref, c’est la réalité de la rue qui lui donnera ses rimes –et bien plus.
Lors d’une interview, un des rappeurs de la Etnnia (largement reconnu comme l’un des plus grands groupes de rap colombien)  expliquera : « nous parlons des problématiques présentes dans les rues d’Amérique Latine, parce que ça ne se limite pas à la Colombie, dans la plupart des pays […] a lieu la même chose et la problématique est la même. […] c’est de la chronique urbaine, nous sommes le langage de l’Amérique latine ». Il nous laisse ainsi entrevoir une unité dans le rap et dans les espaces urbains d’Amérique latine, que me confirmera K 38 : « le fond du message n’est pas toujours le même, il y a les paroles de révolte, les paroles de resistance entre autres, mais le problème est le même, où que t’ailles et pas qu’en Colombie. »

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Ainsi, le rap et le rappeur bogotanais gardent un rapport très étroit avec la réalité de la rue. Le rappeur, en tant que porte-parole,  revendique avec les « liricas de protesta », il souffle du courage avec les « liricas de resistencia » et ainsi de suite ; tant de classifications qui soulignent toutes combien le rap y est engagé, politique et se veut proche de la rue. Aussi, les frères Rodriguez de la Etnnia disent qu’ils sont restés fidèles au rap, à la rue, qu’ils ne parlent pas que de voitures et femmes, comme aux Etats-Unis. Serait-ce l’essence première du rap, que de parler au nom de la rue ? Si nous ne pouvons pas y répondre avec sûreté, il est sûr que dans le contexte colombien, il est attendu du rap qu’il vise la diffusion d’un message très clairement politique et social. De plus, sa distance de l’industrie musicale, sa proximité de la rue, contribuent à cette ambition d’être porte-parole d’une réalité (estimée peu) publique.



-          Références
L’interview de K38 a été réalisée le 5 novembre, le long de l’avenue Caracas.
Les paroles citées sont issues d’une retranscription personnelle de l’auteur.


1 Respectivement : quartier, coin de rue, la rue, la jungle, le ghetto.
2 Je mélange ce que je vois au mélodique, je suis ici pour te raconter ce que ne racontent pas le journaux, c’est l’heure de la musique indépendante, ma maison de disques n’est pas Sony, c’est le gens.

mardi 11 janvier 2011

Les musiciens de rue et l'émergence de nouvelles idées


De nos jours, l’accès à la musique se fait souvent par l’intermédiaire de supports. La radio, la télévision,l’internet mettent à disposition une quantité exorbitante de musique, et pourtant nous n’avons pas accès à tout. À la marge de ce « filtrage » qui répond à une logique de masse et généralement commerciale, coexiste la musique de rue. Si parfois elle semble également répondre à une demande du marché, quand l’objectif est de « faire passer le chapeau », elle reste généralement libre soit dans sa forme, soit dans son contenu. 
La musique de rue qui s’observe à Bogota en est la preuve. La surprise est constante et le répertoire ne correspond en rien à celui de la radio. Quelles explications trouver à cette différence ? Quels avantages trouve l’expression de la musique dans la rue ?



La musique de rue à Bogota


A Bogota la musique est particulièrement présente dans l’espace public ; la radio est constamment allumée dans les moyens de transport, les bars, les magasins, les restaurants. Sont aussi très présents les musiciens de rue : beaucoup d’entre eux sont des jeunes qui, sans trop de discipline ni de raison, jouent dans les parcs, places ou autres espaces entre amis. D'autres en font leur occupation.


Juan Pablo est musicien de rue depuis 20 ans. Dans son répertoire, on retrouve surtout des musiques colombiennes des années 60 et 70 qu’il décrit comme « les années dorées », « l’inoubliable ». Ce n’est pas une situation stable, elle est conditionnée par des facteurs peu intelligibles qu’il résumera par « il y a des fois où ça marche bien, et des fois où ça ne marche pas ». Cependant, les musiciens de rue comme Juan Pablo sont nombreux.





Le septimazo, lieu public lieu artistique.

Le septimazo, morceau de la septième avenue qui se termine à la célèbre plaza Simon Bolivar, est fermé le vendredi soir et devient alors la scène de divers musiciens de rue. Au cours de plusieurs observations les musiciens n’étaient quasiment jamais les mêmes et les styles de musique étaient toujours différents. On y constate de la musique de la plupart des régions colombiennes et de l’étranger (un chanteur de ballades mexicaines, de la musique andine péruvienne, un joueur d’harmonica sur un fond de blues, de la musique populaire brésilienne). La diversité s’exprime également dans le contenu : du rap engagé dans un langage de rue s’entendait à quelques mètres d’un rappeur qui prêchait la bonne parole. Pour trois musiciens interviewés, le choix du répertoire n’est pas très recherché, « c’est simplement la musique que j’écoute », « c’est tout ce que je sais jouer », « pourquoi ça ne plairait pas...?». D’autres y attribueront une grande valeur. Pour un groupe de jeunes rockeurs reprenant des rythmes de la côte, c’est une façon de « diffuser cette musique tout en y rajoutant notre personnalité, la faire évoluer ». Pour un rappeur c’est « la seule vraie façon de revendiquer», pour un autre « c’est la seule façon de parler ». Pour Juan Pablo la rue est propice à rencontrer les personnes et se faire des contacts, qui pourraient notamment le permettre de trouver des contrats. Ainsi les ambitions paraissent parfois dépasser l’acte qui consiste à simplement jouer dans la rue.



Les ambitions des musiciens, la perception des auditeurs

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Une grande partie des artistes semble viser une émotion. Juan Pablo parle de la nostalgie que provoque sa musique ainsi que le succès qu'il remporte auprès des auditeurs plus âgés, qui ont vécu cette époque (mais auprès des jeunes aussi car, après tout, ressentir la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas vécu est justement une caractéristique identitaire que la musique met en évidence). Oscar, jeune guitariste d’un groupe de rock indigène/andin parle de la surprise, « avant tout les surprendre assez pour qu’ils s’arrêtent et nous écoutent ». « La joie ! » me crie en marchant un percussionniste d’une école de musique qui organisait une « batucada » le long de la rue. 
Les motivations et les espoirs des artistes sont très variés et la demande semble l’être tout autant. Un vendeur de CD me confie qu’il serait « incapable de dire ce qui vend le plus ». Dans son chariot des compilations d’Edith Piaf, Los Juanes, Ricardo Arjona, Rolling Stones, mélangées comme si tous les goûts n’étaient qu’un.

 « Il y a beaucoup de musique que je n’écouterais pas chez moi, mais ici au septimazo, c’est agréable, c’est justement l’endroit pour écouter ce que l’on n’écoute jamais » m’explique un père de famille. En effet, ce sont surtout des familles qui viennent se balader au septimazo en fin d’après-midi, début de soirée, quand le long de cette demi-douzaine de pâtés de rue, s’étendent de chaque côté des musiciens de rue, vendeurs de CD, et parfois d’autre représentations artistiques (comme une improvisation de théâtre, du graffiti en direct). Les attentes des passants/auditeurs, semblent être nulles « je viens pour la surprise », « je viens tous les vendredis, je ne sais jamais à quoi m’attendre, mais je ne suis jamais déçue ».


Ainsi, ce manque d’attentes ouvre grand les portes à l’innovation de ces musiciens de rue. On y reconnait une musique qui n’a pas été bornée à 3 minutes, qui dira des vulgarités pour ne pas perdre une rime et qui pourtant, dans ce contexte, à ce moment donné, ne choque pas, mais surprend agréablement.


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L’interview de Juan Pablo a été réalisée l’après-midi du mardi 19 octobre à la place Lourdes, dans le Chapinero.
Respectivement Andrés, Gabriel et Daniel, musiciens interviewés le 22 et le 29 octobre au soir au Septimazo.
Martín, percussioniste jouant le tambour llamador dans cette formation, a été interviewé le 29 octobre au soir
Citation de K38 à la Caracas le soir du 5 novembre.
Citation de MC Cafetero, le soir du 9 décembre à Las Aguas.
Oscar a été interviewé le 5 novembre au soir au Septimazo.
Luis, vendeur de CD, a été interviewé le 5 novembre au Septimazo.
Témoignage d’un père de famille qui n’a pas voulu s’identifier ou répondre à plus de questions, le soir du 22 octobre au Septimazo.
Natalia est une passante interviewée au Septimazo le soir du 29 octobre.

mercredi 22 décembre 2010

“Aquí se escucha música de todas partes”



Nous écoutons la radio, regardons la télévision et surfons sur internet, et tout cela représente certes une abondance d’information, une socialisation peut être même, mais dépourvue du contact humain. Le message est dirigé à tous et donc à personne et quand nous avons l’impression de voir qui s’adresse à nous, il y a méprise, c’est un écran.
La culture andine, en Colombie ou autre part, a été perpétuée par la transmission orale. Il n’y a pas d’enregistrements ou de partitions de certains morceaux qui ont pourtant vécu des siècles. De même, la langue du Palenque de San Basilio, traité dans l’article précédent, n’avait jusqu’à récemment pas de transcription écrite. La transmission orale, qui prend des proportions de moins en moins importantes dans les cultures de nos jours, montre cependant des signes de résistance dans la rue.


Juan Pablo est un musicien colombien de Boyacá qui depuis une quinzaine d’années joue à Lourdes, une région du quartier de Chapinero. Il combine à lui seul batterie (rythmée par des mouvements de jambes – et donc danse par la même occasion), guitare, harmonica et voix pour un recueil de morceaux des années 1960 et 1970 principalement, et puisé notamment dans le répertoire national. Face à lui, l’Eglise de Nuestra Señora de Lourdes, inaugurée en 1875 ; cent mètres plus loin un regroupement de dealers et à côté, un marché d’artisanat. Aux alentours de midi et dix-huit heures, respectivement pauses déjeuner et sorties du travail collectives, toutes sortes de personnes s’arrêtent à la place de Lourdes. Qu’ils soient des ouvriers, commerçants, hommes d’affaires, ou étudiants, les flâneurs s’assoient sur les marches de l’Eglise ou sur les bancs, café à la main, et observent des mimes, écoutent des conteurs d’histoires... ou la musique de Juan.


Juan est musicien de rue depuis une vingtaine d’années. Depuis quinze ans à Lourdes, il joue également dans d’autres quartiers de Bogotá. Son répertoire varie entre musique pop, andine, ou les baladas des années 60. A Lourdes, il penche exclusivement  pour le « inolvidable » des années 60, « c’est beau » « puis, presque tous les bons genres de musique ont commencé à cette époque non ? Le rock classique, les Beatles, ils y sont tous ». Il vend également un CD, « baladas del ayer » qui selon lui, contrairement à sa performance publique qui attise la curiosité de tous, intéresse surtout les personnes âgées. « Ce sont ceux qui se souviennent, qui ont vécu cette époque, qui s’y reconnaissent ». Dans son répertoire au dos du CD, on dénombre une centaine de chansons de divers compositeurs de rock et de baladas de cette époque. Leur origine est ambiguë : on décèle de forts traits étatsuniens dans la plupart des morceaux, on y retrouve même des tubes brésiliens, comme Roberto Carlos de la même époque, traduits en espagnol. Tout semble indiquer que l’émotion recherchée est la nostalgie ; Juan met l’accent sur « la » meilleure musique, « lo inolvidable », « los clasicos », « lo mejor de la musica colombiana ».



Juan voit la rue comme un bon endroit pour se faire connaitre : « ça me permet d’avoir des contrats, des personnes qui m’écoutent et me proposent de jouer dans des bars ou des fêtes d’anniversaire », « et puis je vois beaucoup de monde ». Cela dit, il ne repère pas de grandes différences concernant le public selon les lieux où il joue mais plutôt des phases de réceptivité, « quand ça marche et quand ça marche pas ; là par exemple ça marche pas ».
Juan délibéra longuement quand je lui ai demandé quelle était selon lui la musique nationale colombienne. « (hésitation) On a beaucoup de variété en fait. (hésitation). Il y a la musique de la côte atlantique, pacifique, de l’intérieur… ». Puis opta finalement pour parler de sa région « …la musique andine comme le pasillo les guabinas, bambucos, il y en a pas mal chez moi, à Boyacá, plus récemment la Carranga aussi ».  Selon lui, la musique colombienne unifie les colombiens, malgré la diversité de genres nationaux : « ici, nous écoutons de la musique de partout ». A titre d’exemple, il évoqua le septimazo, une importante rue de Bogota fermée le vendredi et reconquise par les musiciens de rue, ce qui occasionne un rassemblement de plusieurs genres musicaux colombiens. De même, comme beaucoup d’entre eux, Juan voyage souvent, notamment « quand ça marche pas » ; A Medellin ou à Cali, son répertoire reste inchangé, les clés du succès n’ayant pas de raison de varier avec un public « pas si différent ». 

mercredi 17 novembre 2010

Un rythme ancestral détrôné ?

           

Nous avions précédemment évoqué la Champeta, un genre musical aux traits africains dont l’existence semble témoigner d’une recherche identitaire. Nous avions alors affaire à une réappropriation d’un genre musical africain qui n’avait pas été transmis par l’arrivée des esclaves mais qui était plutôt issu de la recherche d’une musique « qui leur ressemble ». Or, de nos jours la Champeta prend toujours plus d’importance, au détriment d’un autre genre musical : le Bullerengue.
Le Bullerengue est une musique développée au Palenque de San Basilio (ou San Basilio del Palenque[1]). Le mot « palenque » signifie une palissade. Il désigne aussi plus précisément un refuge d’esclaves à quelques kilomètres au sud de Cartagena qui fut le premier à avoir été déclaré libre et le seul à perdurer. Depuis sa fondation au XVIIè siècle par Benkos Bioho, un esclave libérateur mythique représenté par une statue sur la place principale du Palenque, il a évolué de façon particulière, presque autarcique, en préservant une culture très ancienne que l’on dit être héritée directement des premiers esclaves arrivés en Colombie. Cet héritage qui relève presque exclusivement de la transmission orale s’est perpétué et reste, de nos jours, vif au sein de la communauté. Cependant sa place a été reformulée, c’est ce qu’illustre une de ses genres musicaux : le Bullerengue.
Nous aborderons donc ce qu’est le Bullerengue puis nous tenterons de comprendre pourquoi la Champeta semble progressivement prendre sa place.

Une musique ancienne perpétuée par le bouche-à-oreille

Le Bullerengue relève d’un héritage ancestral qui, jusqu’à récemment,  était transmis de façon exclusivement orale. On y trouve un chant, généralement entonné par une chanteuse et des chœurs récurrents accompagnés par une importante percussion formée des tambours alegre, llamador et le guache (photo). Ce schéma de dialogue est typique de la musique africaine et aurait également inspiré le modèle question/réponse rendu célèbre en Occident par le Jazz étatsunien. En Colombie, c’est dans le Bullerengue qu’il parait dévoiler son essence presque inchangée. Ce n’est donc pas un hasard si en 2005, San Basilio a été nommé Patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Cette organisation sociale si unique qui constitue un héritage direct de la culture de ces ancêtres esclaves a été ainsi rendue mondialement célèbre[2].
Il serait intéressant de repérer dans le Bullerengue un cas-témoin, afin de mieux comprendre l’évolution de la musique dans la société colombienne contemporaine. En effet, le Palenque est longtemps resté à la marge de toute influence, faisant du Bullerengue l’illustration d’une identité qui est propre à ses habitants ; une musique dynamique qui évoluait uniquement au rythme de la communauté.
Il est par ailleurs pertinent de mentionner le palenquero, terme désignant la langue dans laquelle étaient chantés la plupart des Bullerengues. C’est une langue très ancienne à la syntaxe espagnole et la grammaire bantoue[3]. On estime qu’elle est aujourd’hui parlée par la moitié de la population du San Basilio del Palenque, soit environ 1 500 individus[4]. Compréhensible à l’autre moitié mais incompréhensible aux autres colombiens, cette langue date probablement du XVIIème siècle et est très étroitement liée au Bullerengue. Les deux sont restés fidèles à cette tradition ancestrale et conservent un important rôle identitaire au sein de cette communauté.

L’identité palenquera

Si le langage palenquero sert à faire vivre l’identité de San Basilio del Palenque, le Bullerengue semble avoir un rôle identitaire encore plus important. En effet, dans une interview, Benjamin Diaz du groupe Palmeras de Uraba, dit que « le Bullerengue est passé de génération en génération, au rythme du Bullerengue se racontaient les bonnes et les mauvaises nouvelles, se narraient les événements et les moissons ». Comme le souligne Benitez (2000), la mémoire collective de ces populations arrivées d’Afrique est constituée de  transmission orale, de danse et  d’icônes. Or dans ce cas précis, la transmission orale se fait surtout par le biais du Bullerengue, qui s’avère être un support identitaire dynamique. En effet, il sert autant à faire revivre des récits d’un passé lointain qu’à être employé, quoique plus rarement, pour garder trace des événements plus contemporains.
Nous ne pouvons certes pas parler de musique nationale, mais d’une musique à un rôle identitaire très important qui est restée à la marge de toute influence pendant longtemps. C’est pourquoi  le Bullerengue avait pu, jusqu’à récemment, garder cette dynamique vocation identitaire presque intacte. Cependant, avec la lente ouverture du Palenque au voisinage, au tourisme, à l’extérieur, la langue comme la musique ont évolué.


La Champeta et l’identité costeña

De nos jours, le Bullerengue n’est plus un cas-témoin et il évolue de façon singulière. D’une part, il est partiellement réapproprié par des groupes de jeunes (comme ici). D’autre part il parait être perçu différemment car il est largement associé aux personnes âgées, aux réunions familiales, aux festivals folkloriques, qu’au quotidien de tous les habitants. Mais, malgré le travail de jeunes, limité à un cadre folklorique, le Bullerengue ne semble pas à même de faire face aux musiques plus récentes et populaires, fortement diffusées par les picós[5] et la radio.
Le Bullerengue devient ainsi une « musique de musée ». Selon Benitez, c’est une conséquence naturelle de l’effort investi dans la préservation de la musique folklorique colombienne. La Champeta pour sa part s’est répandue sur la côte. Selon ce schéma, le Bullerengue, symbole de l’identité palenquera, se voit détrôné par la Champeta. L’identité palenquera deviendrait-elle également « de musée » ? La place qu’acquiert la Champeta serait-elle un signe que le Palenque commence à se reconnaitre dans l’identité costeña ?



S’affirmant comme multiculturelle, la Colombie aurait-elle ouvert les portes aux régionalismes ? On parle du Rap de Medellin, de la Champeta de Cartagena. Inversement, le Bambuco considéré comme national n’a pas l’attention qu’il avait avant et le Bullerengue, symbole palenquero, devient une « musique de musée ». Une chose parait claire, la musique dans laquelle peut circuler l’essentiel d’une identité, comme nous le montra le Bullerengue, croise rapidement les frontières imaginaires ou réelles. A peine ouvert à l’extérieur, le Palenque semble s’associer à une identité plus globale, celle de la côte – représentant un groupe beaucoup plus vaste que la communauté palenquera. 




Première partie d’un documentaire sur le Festival del Bullerengue
Petrona Martinez

Bibliographie et Webographie :
FRIEDEMANN, Nina, ROSELLI, Carlos, Lengua y Sociedad en el palenque de San Basilio, Instituto Caro y Cuervo, 1983
BENITEZ, Edgar, “Huellas de africania en el Bullerengue: la música como resistencia”, Actas del III congreso latinoamericano de la Asociación Internacional para el Estudio de la Música Popular, 2000, Bogotá, disponible sur http://www.hist.puc.cl/historia/iaspm/pdf/Benitez.pdf




[1] Palenque de San Basilio est le nom le plus connus mais les palenqueros revendiquent le nom San Basilio del Palenque (évitant délibérément une soumission du palenque à un saint).
[5] Un type de haut-parleurs (cf. article précédent)

mardi 12 octobre 2010

La Champeta ou le quiproquo identitaire


Les traces de l’Afrique


Comme partout, il est possible de discerner diverses contributions étrangères dans le patrimoine culturel colombien. En un premier temps, à l’heure de la colonisation, on parlera d’apports africains et européens qui, dans ce contexte donné, amorcèrent à l’aide des autochtones la construction d’une culture nationale. En réalité, à l’époque ce mélange était plus vu comme de l’acculturation des autochtones, mais avec du recul cette domination immédiate, dont se prévalait le discours des colonisateurs sur la sphère culturelle, semble se nuancer.



Par la suite des flux venant de l’étranger contribueront également à remodeler cette culture. Ce ne sera pas un facteur de très grande importance en Colombie, en comparaison à d’autres cas, où l’immigration du XIXe et XXe siècle fut plus importante, à savoir le Chili le Brésil et l’Argentine. Les flux colombiens étaient plus de nature interurbaine ; le déplacement massif des habitants de la côte suite à l’abolition de l’esclavage, les flux internes lors de la période de Violencia dans les années 1950 l’illustrent bien [Hoffman, 2002 ; Gonzalez Sancho, 1998]. Ceci dénonce une propension à la diffusion de la musique sur l’ensemble du pays.

Ainsi la modulation des flux de l’époque coloniale appliquée à une géographie aussi particulière et diverse que celle de Colombie, diffusée par ces déplacements internes, permit la création d’une grande variété de genres musicaux. Des flux évidents tels que ceux d’esclaves arrivant sur la côte atlantique laissent des traces encore claires de nos jours dans la culture régionale, dans le rythme du vallenato, dans les instruments de percussion développés sur place. A partir des années 1970, on constate à la fois une fracture et une couture identitaire curieuse. L’observation de la musique semble offrir un bon instrument de compréhension pour traiter de l’étrange processus d’étiquetages et appropriations d’identités qu’on observe dans la côte des Caraïbes depuis quelques décennies.



Une (ré)adoption identitaire



 La champeta, originaire  de Cartagena, est l’une des musiques les plus importantes de la côte caribeña. Ses racines remontent aux années 1970, quand des marins de Cartagena retournaient à la côte chargés de disques de musique africaine, tel que le soukouss. Jouée d’abord grâce à des pick-ups, ou picós, la champeta bénéficia d’une large diffusion, par le "bouche-à-oreille" tout en restant communautaire et restreinte en un premier temps aux quartiers populaires. Puis, repris par  artistes locaux, ce rythme africain « assimilé » à Cartagena, chanté en espagnol, devint la champeta (criolla) [Bohórquez, 2000]. L’essentiel de la champeta réside dans son rythme et sa musique, tandis que les paroles paraissent être secondaires. De fait, au début, les costeños se limitaient à chanter en espagnol des mots ressemblants aux chants africains, ce qui témoigne de la prépondérance de la forme sur la formulation dans le message que la champeta symbolise.

Quelques auteurs ont émit l’hypothèse d’une diaspora africaine [Mintz et Price, 1976 ; Wade, 2008]. Celle-ci ne sera vue au sens d’un lieu concret, mais plutôt comme un concept analytique qui pourrait permettre de comprendre beaucoup d’étiquetages sociaux, appropriations identitaires ainsi que l’imaginaire collectif  [Hoffman, 2002]. Dans ce sens, nous pouvons citer las huellas de africania, longuement traitées par Friedemann comme des chaînes d’associations d’icônes (un rythme africain (re)découvert dans les années 1970 qui « parle à » un costeño est un exemple d’icône) [Friedemann 1984; Friedemann and Arocha 1986]. L’apparition de la champeta parait correspondre à une aspiration identitaire dans le cadre des huellas de africania et d’une diaspora africaine. De fait, la champeta, apparue dans les quartiers populaires de Cartagena où la condition de vie est précaire, est aussi connue sous le nom de terapia. Par une simple association d’idées nous sommes tentés de croire que ce retour aux racines africaine constitue une façon de s’évader de leur réalité, par cette thérapie musicale qui les rappelle à un (leur ?) ailleurs. En d’autres termes, ce serait leur condition précaire qui les aurait possiblement poussés à une recherche identitaire. La région caribeña était en effet à l’époque chargée de connotations : perçue comme la « périphérie » de la métropole, elle était associée à la déviance, au désordre et à la pauvreté [Cunin, 2003]. Ainsi, la musique semble ici représenter « un paravent dressé contre le monde », sur lequel ne seront guère gravés des messages politisés, mais dont l’existence même dénonce un malaise social.   


A la recherche de la cohésion sociale
  




Il est intéressant de noter qu’avec la constitution de 1991, quand il fut reconnu pour la première fois que la Colombie était un Etat multiculturel et pluriethnique, il y eut un enchainement peu clair d’étiquetages et de revendications identitaires que plusieurs auteurs tenteront d’expliquer [Hoffman, 2002 ; Wade 2008 ; Cunin 2003, Friedemann 1984]. De fait, le stéréotype de « périphérie » révélait des préjugés sociaux calqués sur l’ethnie, une association qui trouve très probablement ses racines dans l’époque coloniale [Streicker, 1998]. Or, depuis la constitution des mesures du gouvernement paraissent se consacrer à la population noire de la côte caribeña et la reformulation de son identité, la reconnaissance constitutionnelle n’ayant été qu’un premier pas [Sanchez, Roldan, Sanchez, 1993]. En 1993 suivit une loi (n°70) accordant des droits de terres aux populations noires de la côte pacifique. En raison des huellas de africania, et d’autres tensions, tout indique que l’Etat ait cherché une nouvelle cohésion nationale dans laquelle plusieurs cultures puissent coexister.



La champeta commença par la suite à être distribuée à l’échelle nationale, notamment quand Sony grava un Cd de champeta en 2001 sous le nom significatif de « La champeta se tomó a colombia », qui n’est pas sans évoquer un ton d’assaut. De très sévères critiques s’ensuivront, soulignant cette difficulté à accepter la champeta. Dénonçant notamment la mauvaise préparation des artistes, les paroles vides de sens, un caractère très explicitement corporel et sexuel, ces critiques se sont longtemps fait entendre. Cependant, au fur et à mesure, la champeta s’introduisit dans le paysage national, contournant ses détracteurs grâce à son rythme très attractif.





Une musique emblématique manipulée.

Cependant, il est curieux qu’une réappropriation musicale telle que la champeta, révélatrice d’une aspiration identitaire et d’un problème de cohésion nationale, se soit ainsi tue. En réalité, les paroles de champeta sont rarement politisées, à l’exception des plus contemporaines, donc elles n’avaient pas de raison d’être réduites au silence. C’est une caractéristique importante d’un genre musical qui parait revendiquer au moyen de sa forme, par sa simple existence, plutôt que par une politisation de son contenu. Cependant la champeta représente dans sa propre seule création un vide comblé par une réappropriation culturelle étrangère. Une sorte de malaise que dénoncerait la création de la musique avant d’être banalisée par une diffusion de masse. Wade voyait en la champeta le symbole même d’une contreculture [Wade, 2008]. D’autres percevront dans la diffusion en masse de ce genre musical un appauvrissement de la forme originelle au profit d’une forme plus « démocratique », susceptible d’être accessible à plus de personnes  [Birenbaum, 2006]. Il est alors intéressant de porter cette analyse à une autre échelle ; Les impressions que suscitent la musique caribeña, qui semblent réduire son intérêt à sa simple sensualité, témoigne aussi d’une dégradation de sa perception. De façon plus globale encore, on pourra y repérer un scepticisme croissant quant à sa mission revendicatrice et identitaire -malgré elle.

Un possible quiproquo identitaire

On peut constater deux perceptions différentes de cette appropriation musicale à l’origine de la champeta. D’une part, la reconnaissance d’une ethnie différente, qui gagne le droit de revendiquer des territoires ancestraux sur le territoire national ; c'est-à-dire l’acceptation, par définition, de la différence. Cependant cet étiquetage ethnique contribuera également au stéréotype de l’imaginaire collectif (superposant préjugés de classe et ethnie). D’autre part, au niveau musical, la champeta voit sa perception se détériorer dans le reste de l’Etat. Certes, elle fut considérablement diffusée mais aux yeux de ceux qui n’y voient que des images sensuelles, un rythme prenant et qui ne ressentent ni cette prétendue « association d’icônes », ni reconnaissance identitaire, ni rattachement à une diaspora africaine. La diffusion de masse semble malgré elle occasionner une stérilisation d’une musique dont la création même dénonçait malaises et tensions mais qui, une fois mise à la portée de tous, sera l’objet d’une banalisation en devenant, hors-contexte, inexpressive. Cependant, elle parait ne pouvoir être comprise nulle part ailleurs, car la revendication identitaire passait par la forme, le rythme ancestral, une huella d’une identité africaine, à laquelle les autres seraient insensibles.
Ce discrédit, voulu ou pas, s’opposera à d’autres faits. La côte caribeña de Colombie  représente de plus en plus un lieu attractif pour les touristes. En effet, entre 1991 et 1994, le nombre d’hôtes étrangers dans les hôtels de Cartagena augmenta de 80 000 à 380 000[1]. La région reçoit de plus en plus de bateaux de croisière, alimentant le tourisme et l’économie de façon très importante[2]. A l’évidence, quelque chose dans l’exotisme de la région et ce genre musical attire de plus en plus les touristes étrangers.  Ainsi, la diffusion de la champeta, dont la publicité accentue le caractère sensuel et l’étiquette « latino » semble susciter l’intérêt touristique. Comme Cunin le souligne, Cartagena, auparavant jugée périphérique (car vue en rapport à la métropole), sera désormais vue « comme l’entrée/sortie aux Caraïbes » [Cunin, 2003]. C’est la projection de Cartagena sur un nouvel espace. Quoi qu’il en soit, cette diffusion superficielle, ne serait-ce que de par la récence de son arrivée, contribue dans le reste de l’Etat à soutenir un sentiment de cohésion nationale, où même la musique costeña jouera dans des boites et bars de la métropole quoique, pour d’autres raisons et ressentie différemment.
Dès lors que le cas de la champeta souligne clairement la prépondérance de la forme sur la formulation dans le message qu’elle incarne (reprenant mélodies et rythmes africains), il serait intéressant d’observer la place occupée en Colombie par le hip hop ou d’autres genres musicaux dont le contenu constitue le principal vecteur d’expression. Quelles sont les répercussions de leur message à l’échelle nationale ?



Bibliographie :

BIRENBAUM, Michael, « La música pacifica” al Pacifico violento, Musica, multiculturalismo y marginalización en el Pacifico negro colombiano., Revista Transcultural de música # 10, 2006, http://www.sibetrans.com/trans/trans10/birenbaum.htm, consulté le 04/10/10, à 16h33
BOHORQUEZ DIAZ, Leonardo, La campeta en Cartagena de Indias : terapia musical popular de una resistencia cultural, 2000, http://www.hist.puc.cl/iaspm/pdf/Bohorquez.pdf, consulté le 09/10/10 à 14h32
CUNIN, Elisabeth, Identidades a flor de piel: lo negro entre apariencias y pertenencias: categorías raciales y mestizaje en Cartagena, Colombia. Bogotá: ICAN, Universidad de los Andes, Instituto Francés de Estudios Andinos, 2003
FRIEDEMANN, Nina, Estudios de negros en Colombia. Un siglo de investigación social. Antropología en Colombia (Arocha y Friedemann, Editores). Bogotá: Etno., 1984
FRIEDEMANN, Nina  S.DE/ARROCHA, Jaime. DE SOL ASOL:Génesis,transformación y presencia de los Negros en Colombia - Bogotá; Planeta Editorial de Colombia, 1986.
HOFFMANN, O. “Collective memory and ethnic identities in the Colombian Pacific », Journal of Latin American Anthropology 7 (2), (2002).

MINTZ, Sidney, and PRICE, Richard. An anthropological approach to the Afro-American past: A Caribbean perspective. Philadelphia: Institute for the Study of Human Issues. 1976

SÁNCHEZ Enrique, ROLDÁN Roque, SÁNCHEZ María Feranda, Derechos e identidad. Los
pueblos indígenas y negros en la Constitución política de Colombia de 1991, Bogotá: Disloque Editores, 1993

SÁNCHEZ Gonzalo, Guerre et politique en Colombie, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998.

STREICKER Joel, Sentiment and self-interest: constructing class and gender identities in Cartagena, Colombia, Ph. D., Stanford University, 1992.

WADE, Peter, ‘African Diaspora and Colombian Popular Music in the Twentieth Century’. Black Music Research Journal 28(2): 41-56. ISSN 0276-3605, (2008).

http://www.acnur.org/biblioteca/pdf/4404.pdf, consulté le 01/10/10, à 08h49