mardi 12 octobre 2010

La Champeta ou le quiproquo identitaire


Les traces de l’Afrique


Comme partout, il est possible de discerner diverses contributions étrangères dans le patrimoine culturel colombien. En un premier temps, à l’heure de la colonisation, on parlera d’apports africains et européens qui, dans ce contexte donné, amorcèrent à l’aide des autochtones la construction d’une culture nationale. En réalité, à l’époque ce mélange était plus vu comme de l’acculturation des autochtones, mais avec du recul cette domination immédiate, dont se prévalait le discours des colonisateurs sur la sphère culturelle, semble se nuancer.



Par la suite des flux venant de l’étranger contribueront également à remodeler cette culture. Ce ne sera pas un facteur de très grande importance en Colombie, en comparaison à d’autres cas, où l’immigration du XIXe et XXe siècle fut plus importante, à savoir le Chili le Brésil et l’Argentine. Les flux colombiens étaient plus de nature interurbaine ; le déplacement massif des habitants de la côte suite à l’abolition de l’esclavage, les flux internes lors de la période de Violencia dans les années 1950 l’illustrent bien [Hoffman, 2002 ; Gonzalez Sancho, 1998]. Ceci dénonce une propension à la diffusion de la musique sur l’ensemble du pays.

Ainsi la modulation des flux de l’époque coloniale appliquée à une géographie aussi particulière et diverse que celle de Colombie, diffusée par ces déplacements internes, permit la création d’une grande variété de genres musicaux. Des flux évidents tels que ceux d’esclaves arrivant sur la côte atlantique laissent des traces encore claires de nos jours dans la culture régionale, dans le rythme du vallenato, dans les instruments de percussion développés sur place. A partir des années 1970, on constate à la fois une fracture et une couture identitaire curieuse. L’observation de la musique semble offrir un bon instrument de compréhension pour traiter de l’étrange processus d’étiquetages et appropriations d’identités qu’on observe dans la côte des Caraïbes depuis quelques décennies.



Une (ré)adoption identitaire



 La champeta, originaire  de Cartagena, est l’une des musiques les plus importantes de la côte caribeña. Ses racines remontent aux années 1970, quand des marins de Cartagena retournaient à la côte chargés de disques de musique africaine, tel que le soukouss. Jouée d’abord grâce à des pick-ups, ou picós, la champeta bénéficia d’une large diffusion, par le "bouche-à-oreille" tout en restant communautaire et restreinte en un premier temps aux quartiers populaires. Puis, repris par  artistes locaux, ce rythme africain « assimilé » à Cartagena, chanté en espagnol, devint la champeta (criolla) [Bohórquez, 2000]. L’essentiel de la champeta réside dans son rythme et sa musique, tandis que les paroles paraissent être secondaires. De fait, au début, les costeños se limitaient à chanter en espagnol des mots ressemblants aux chants africains, ce qui témoigne de la prépondérance de la forme sur la formulation dans le message que la champeta symbolise.

Quelques auteurs ont émit l’hypothèse d’une diaspora africaine [Mintz et Price, 1976 ; Wade, 2008]. Celle-ci ne sera vue au sens d’un lieu concret, mais plutôt comme un concept analytique qui pourrait permettre de comprendre beaucoup d’étiquetages sociaux, appropriations identitaires ainsi que l’imaginaire collectif  [Hoffman, 2002]. Dans ce sens, nous pouvons citer las huellas de africania, longuement traitées par Friedemann comme des chaînes d’associations d’icônes (un rythme africain (re)découvert dans les années 1970 qui « parle à » un costeño est un exemple d’icône) [Friedemann 1984; Friedemann and Arocha 1986]. L’apparition de la champeta parait correspondre à une aspiration identitaire dans le cadre des huellas de africania et d’une diaspora africaine. De fait, la champeta, apparue dans les quartiers populaires de Cartagena où la condition de vie est précaire, est aussi connue sous le nom de terapia. Par une simple association d’idées nous sommes tentés de croire que ce retour aux racines africaine constitue une façon de s’évader de leur réalité, par cette thérapie musicale qui les rappelle à un (leur ?) ailleurs. En d’autres termes, ce serait leur condition précaire qui les aurait possiblement poussés à une recherche identitaire. La région caribeña était en effet à l’époque chargée de connotations : perçue comme la « périphérie » de la métropole, elle était associée à la déviance, au désordre et à la pauvreté [Cunin, 2003]. Ainsi, la musique semble ici représenter « un paravent dressé contre le monde », sur lequel ne seront guère gravés des messages politisés, mais dont l’existence même dénonce un malaise social.   


A la recherche de la cohésion sociale
  




Il est intéressant de noter qu’avec la constitution de 1991, quand il fut reconnu pour la première fois que la Colombie était un Etat multiculturel et pluriethnique, il y eut un enchainement peu clair d’étiquetages et de revendications identitaires que plusieurs auteurs tenteront d’expliquer [Hoffman, 2002 ; Wade 2008 ; Cunin 2003, Friedemann 1984]. De fait, le stéréotype de « périphérie » révélait des préjugés sociaux calqués sur l’ethnie, une association qui trouve très probablement ses racines dans l’époque coloniale [Streicker, 1998]. Or, depuis la constitution des mesures du gouvernement paraissent se consacrer à la population noire de la côte caribeña et la reformulation de son identité, la reconnaissance constitutionnelle n’ayant été qu’un premier pas [Sanchez, Roldan, Sanchez, 1993]. En 1993 suivit une loi (n°70) accordant des droits de terres aux populations noires de la côte pacifique. En raison des huellas de africania, et d’autres tensions, tout indique que l’Etat ait cherché une nouvelle cohésion nationale dans laquelle plusieurs cultures puissent coexister.



La champeta commença par la suite à être distribuée à l’échelle nationale, notamment quand Sony grava un Cd de champeta en 2001 sous le nom significatif de « La champeta se tomó a colombia », qui n’est pas sans évoquer un ton d’assaut. De très sévères critiques s’ensuivront, soulignant cette difficulté à accepter la champeta. Dénonçant notamment la mauvaise préparation des artistes, les paroles vides de sens, un caractère très explicitement corporel et sexuel, ces critiques se sont longtemps fait entendre. Cependant, au fur et à mesure, la champeta s’introduisit dans le paysage national, contournant ses détracteurs grâce à son rythme très attractif.





Une musique emblématique manipulée.

Cependant, il est curieux qu’une réappropriation musicale telle que la champeta, révélatrice d’une aspiration identitaire et d’un problème de cohésion nationale, se soit ainsi tue. En réalité, les paroles de champeta sont rarement politisées, à l’exception des plus contemporaines, donc elles n’avaient pas de raison d’être réduites au silence. C’est une caractéristique importante d’un genre musical qui parait revendiquer au moyen de sa forme, par sa simple existence, plutôt que par une politisation de son contenu. Cependant la champeta représente dans sa propre seule création un vide comblé par une réappropriation culturelle étrangère. Une sorte de malaise que dénoncerait la création de la musique avant d’être banalisée par une diffusion de masse. Wade voyait en la champeta le symbole même d’une contreculture [Wade, 2008]. D’autres percevront dans la diffusion en masse de ce genre musical un appauvrissement de la forme originelle au profit d’une forme plus « démocratique », susceptible d’être accessible à plus de personnes  [Birenbaum, 2006]. Il est alors intéressant de porter cette analyse à une autre échelle ; Les impressions que suscitent la musique caribeña, qui semblent réduire son intérêt à sa simple sensualité, témoigne aussi d’une dégradation de sa perception. De façon plus globale encore, on pourra y repérer un scepticisme croissant quant à sa mission revendicatrice et identitaire -malgré elle.

Un possible quiproquo identitaire

On peut constater deux perceptions différentes de cette appropriation musicale à l’origine de la champeta. D’une part, la reconnaissance d’une ethnie différente, qui gagne le droit de revendiquer des territoires ancestraux sur le territoire national ; c'est-à-dire l’acceptation, par définition, de la différence. Cependant cet étiquetage ethnique contribuera également au stéréotype de l’imaginaire collectif (superposant préjugés de classe et ethnie). D’autre part, au niveau musical, la champeta voit sa perception se détériorer dans le reste de l’Etat. Certes, elle fut considérablement diffusée mais aux yeux de ceux qui n’y voient que des images sensuelles, un rythme prenant et qui ne ressentent ni cette prétendue « association d’icônes », ni reconnaissance identitaire, ni rattachement à une diaspora africaine. La diffusion de masse semble malgré elle occasionner une stérilisation d’une musique dont la création même dénonçait malaises et tensions mais qui, une fois mise à la portée de tous, sera l’objet d’une banalisation en devenant, hors-contexte, inexpressive. Cependant, elle parait ne pouvoir être comprise nulle part ailleurs, car la revendication identitaire passait par la forme, le rythme ancestral, une huella d’une identité africaine, à laquelle les autres seraient insensibles.
Ce discrédit, voulu ou pas, s’opposera à d’autres faits. La côte caribeña de Colombie  représente de plus en plus un lieu attractif pour les touristes. En effet, entre 1991 et 1994, le nombre d’hôtes étrangers dans les hôtels de Cartagena augmenta de 80 000 à 380 000[1]. La région reçoit de plus en plus de bateaux de croisière, alimentant le tourisme et l’économie de façon très importante[2]. A l’évidence, quelque chose dans l’exotisme de la région et ce genre musical attire de plus en plus les touristes étrangers.  Ainsi, la diffusion de la champeta, dont la publicité accentue le caractère sensuel et l’étiquette « latino » semble susciter l’intérêt touristique. Comme Cunin le souligne, Cartagena, auparavant jugée périphérique (car vue en rapport à la métropole), sera désormais vue « comme l’entrée/sortie aux Caraïbes » [Cunin, 2003]. C’est la projection de Cartagena sur un nouvel espace. Quoi qu’il en soit, cette diffusion superficielle, ne serait-ce que de par la récence de son arrivée, contribue dans le reste de l’Etat à soutenir un sentiment de cohésion nationale, où même la musique costeña jouera dans des boites et bars de la métropole quoique, pour d’autres raisons et ressentie différemment.
Dès lors que le cas de la champeta souligne clairement la prépondérance de la forme sur la formulation dans le message qu’elle incarne (reprenant mélodies et rythmes africains), il serait intéressant d’observer la place occupée en Colombie par le hip hop ou d’autres genres musicaux dont le contenu constitue le principal vecteur d’expression. Quelles sont les répercussions de leur message à l’échelle nationale ?



Bibliographie :

BIRENBAUM, Michael, « La música pacifica” al Pacifico violento, Musica, multiculturalismo y marginalización en el Pacifico negro colombiano., Revista Transcultural de música # 10, 2006, http://www.sibetrans.com/trans/trans10/birenbaum.htm, consulté le 04/10/10, à 16h33
BOHORQUEZ DIAZ, Leonardo, La campeta en Cartagena de Indias : terapia musical popular de una resistencia cultural, 2000, http://www.hist.puc.cl/iaspm/pdf/Bohorquez.pdf, consulté le 09/10/10 à 14h32
CUNIN, Elisabeth, Identidades a flor de piel: lo negro entre apariencias y pertenencias: categorías raciales y mestizaje en Cartagena, Colombia. Bogotá: ICAN, Universidad de los Andes, Instituto Francés de Estudios Andinos, 2003
FRIEDEMANN, Nina, Estudios de negros en Colombia. Un siglo de investigación social. Antropología en Colombia (Arocha y Friedemann, Editores). Bogotá: Etno., 1984
FRIEDEMANN, Nina  S.DE/ARROCHA, Jaime. DE SOL ASOL:Génesis,transformación y presencia de los Negros en Colombia - Bogotá; Planeta Editorial de Colombia, 1986.
HOFFMANN, O. “Collective memory and ethnic identities in the Colombian Pacific », Journal of Latin American Anthropology 7 (2), (2002).

MINTZ, Sidney, and PRICE, Richard. An anthropological approach to the Afro-American past: A Caribbean perspective. Philadelphia: Institute for the Study of Human Issues. 1976

SÁNCHEZ Enrique, ROLDÁN Roque, SÁNCHEZ María Feranda, Derechos e identidad. Los
pueblos indígenas y negros en la Constitución política de Colombia de 1991, Bogotá: Disloque Editores, 1993

SÁNCHEZ Gonzalo, Guerre et politique en Colombie, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998.

STREICKER Joel, Sentiment and self-interest: constructing class and gender identities in Cartagena, Colombia, Ph. D., Stanford University, 1992.

WADE, Peter, ‘African Diaspora and Colombian Popular Music in the Twentieth Century’. Black Music Research Journal 28(2): 41-56. ISSN 0276-3605, (2008).

http://www.acnur.org/biblioteca/pdf/4404.pdf, consulté le 01/10/10, à 08h49

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire