dimanche 13 février 2011

Le Rap et la rue à Bogotá

“Esto está dedicado a la gente que vive en la esquina,
En el parche, allá arriba en el barrio,
A la gente que lucha día tras día porque esto es Real,
Porque esto es la calle »
Caminando por el barrio voy - Laberinto ELC


La musique de rue exploite la liberté que l'espace public met à disposition. Dans l'article précédent nous en constations les effets dans la créativité, dans la liberté de la forme que peut prendre une musique quand elle n'est pas complètement soumise aux expectatives des auditeurs ou contrainte de répondre aux critères d'une industrie musicale. Dans le cas du rap, musique née dans (de ?) la rue, elle en prendra l'apparence et la parole comme emblème de cette identité «callejera».
Le rap en Colombie se développe notamment dans Bogotá, Cali et Medellín mais reste relativement peu produit par les maisons de disques ; le succès du reggaeton lui vole la scène. Contraint de rester à la marge, l'intérêt du rap colombien se trouve dans la proximité qu'il a gardé de son espace originel, la rue. Dès lors, comment pouvons-nous comprendre la relation entre le rappeur/le rap et la rue à Bogota ?

KK_38La rue est inhérente au rap, dans le sens où les paroles en conçoivent une image assez symbolique et les rappeurs la rattachent très étroitement à leur identité. Les métonymies semblent être nombreuses pour désigner cet espace dont les frontières sont très ambigües. Les expressions les plus récurrentes sont le « barrio », la « esquina », la « calle », puis plus chargées de connotations : la « jungla », le « ghetto » 1. Or, comme le dénoncent ces deux dernières, il ne s’agit plus seulement de la rue mais ce qu’elle représente ; on la rattache étroitement à un groupe social, à une condition de vie.  Le terme « real » revient constamment pour les qualifier. Calle 13, un groupe de hip hop et rap originaire de Puerto Rico et particulièrement connu en Colombie, nous éclaire à ce sujet “Mezclo lo que veo con lo melódico / Yo estoy aquí para contarte lo que no cuentan los periódicos / Es el momento de la música independiente / Mi disquera no es Sony, mi disquera es la gente”2Le “réel” prend parfois la connotation de danger et précarité, mais touche surtout au politique, à l’existence de ce groupe social, du barrio, habitants défavorisés de la région périphérique qui travaillent en ville, marginaux, femmes de ménage, sdf, dont les conditions de vie sont inconnues aux autres. Ainsi, le terme « réel » ne doit pas seulement être compris au sens premier. Le réel s’oppose ici à l’aliénation, à la conformité envers l’inégalité sociale, à la condition de vie des groupes sociaux plus aisés, leur quotidien, leurs journaux, leur existence si proche, et leur regard pourtant jugé si indifférent envers la réalité de la rue.

Le rappeur, pour sa part, revendique la place de porte-parole de cet espace et de cette réalité. Aussi K 38, rappeur renommé dans la scène underground de Bogota, a expliqué ainsi son intérêt pour le rap : « parce que je l’ai dans le sang, parce que c’est un don, parce que c’est la réalité, parce que ça peut s’exprimer et parler pour ceux qui ne le font pas”. Il rajouta : « je me sens libre de m’exprimer, mais c’est bien grâce au rap, sinon je finirais comme les autres », « c’est mon conseiller ».
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Cette proximité que le rap conserve avec la rue se traduit aussi concrètement. En effet nous constatons que les
rappeurs bogotanais semblent se mobiliser socialement dans la communauté. « Smooke G » contribua aux projets de Populus, collectif d’action communautaire, avec notamment des ateliers pour des enfants du quartier Esperanza, localisé dans la zone périphérique de Bogotá. Mais la rue, telle qu’ils l’entendent, n’est pas uniquement cette communauté, ce barrio. En effet K 38 joue un rôle important dans le projet « Chocolate y Pan », qui consiste à distribuer du chocolat chaud et du pain aux indigents de la capitale colombienne tous les vendredis. Le chariot traverse l’avenue « Caracas », artère importante de Bogota, et la réalité est au rendez-vous. Plus que le chocolat chaud et le pain, le long de cette « cérémonie », a lieu un moment important de fraternisation et partage. Le rappeur improvise des paroles le long du chemin. Lors de son improvisation il traite naturellement de tout ce qu’il constate autour de lui, les balayeurs, les histoires des indigents, le regard méfiant de la police, en bref, c’est la réalité de la rue qui lui donnera ses rimes –et bien plus.
Lors d’une interview, un des rappeurs de la Etnnia (largement reconnu comme l’un des plus grands groupes de rap colombien)  expliquera : « nous parlons des problématiques présentes dans les rues d’Amérique Latine, parce que ça ne se limite pas à la Colombie, dans la plupart des pays […] a lieu la même chose et la problématique est la même. […] c’est de la chronique urbaine, nous sommes le langage de l’Amérique latine ». Il nous laisse ainsi entrevoir une unité dans le rap et dans les espaces urbains d’Amérique latine, que me confirmera K 38 : « le fond du message n’est pas toujours le même, il y a les paroles de révolte, les paroles de resistance entre autres, mais le problème est le même, où que t’ailles et pas qu’en Colombie. »

etnnia
Ainsi, le rap et le rappeur bogotanais gardent un rapport très étroit avec la réalité de la rue. Le rappeur, en tant que porte-parole,  revendique avec les « liricas de protesta », il souffle du courage avec les « liricas de resistencia » et ainsi de suite ; tant de classifications qui soulignent toutes combien le rap y est engagé, politique et se veut proche de la rue. Aussi, les frères Rodriguez de la Etnnia disent qu’ils sont restés fidèles au rap, à la rue, qu’ils ne parlent pas que de voitures et femmes, comme aux Etats-Unis. Serait-ce l’essence première du rap, que de parler au nom de la rue ? Si nous ne pouvons pas y répondre avec sûreté, il est sûr que dans le contexte colombien, il est attendu du rap qu’il vise la diffusion d’un message très clairement politique et social. De plus, sa distance de l’industrie musicale, sa proximité de la rue, contribuent à cette ambition d’être porte-parole d’une réalité (estimée peu) publique.



-          Références
L’interview de K38 a été réalisée le 5 novembre, le long de l’avenue Caracas.
Les paroles citées sont issues d’une retranscription personnelle de l’auteur.


1 Respectivement : quartier, coin de rue, la rue, la jungle, le ghetto.
2 Je mélange ce que je vois au mélodique, je suis ici pour te raconter ce que ne racontent pas le journaux, c’est l’heure de la musique indépendante, ma maison de disques n’est pas Sony, c’est le gens.

mardi 11 janvier 2011

Les musiciens de rue et l'émergence de nouvelles idées


De nos jours, l’accès à la musique se fait souvent par l’intermédiaire de supports. La radio, la télévision,l’internet mettent à disposition une quantité exorbitante de musique, et pourtant nous n’avons pas accès à tout. À la marge de ce « filtrage » qui répond à une logique de masse et généralement commerciale, coexiste la musique de rue. Si parfois elle semble également répondre à une demande du marché, quand l’objectif est de « faire passer le chapeau », elle reste généralement libre soit dans sa forme, soit dans son contenu. 
La musique de rue qui s’observe à Bogota en est la preuve. La surprise est constante et le répertoire ne correspond en rien à celui de la radio. Quelles explications trouver à cette différence ? Quels avantages trouve l’expression de la musique dans la rue ?



La musique de rue à Bogota


A Bogota la musique est particulièrement présente dans l’espace public ; la radio est constamment allumée dans les moyens de transport, les bars, les magasins, les restaurants. Sont aussi très présents les musiciens de rue : beaucoup d’entre eux sont des jeunes qui, sans trop de discipline ni de raison, jouent dans les parcs, places ou autres espaces entre amis. D'autres en font leur occupation.


Juan Pablo est musicien de rue depuis 20 ans. Dans son répertoire, on retrouve surtout des musiques colombiennes des années 60 et 70 qu’il décrit comme « les années dorées », « l’inoubliable ». Ce n’est pas une situation stable, elle est conditionnée par des facteurs peu intelligibles qu’il résumera par « il y a des fois où ça marche bien, et des fois où ça ne marche pas ». Cependant, les musiciens de rue comme Juan Pablo sont nombreux.





Le septimazo, lieu public lieu artistique.

Le septimazo, morceau de la septième avenue qui se termine à la célèbre plaza Simon Bolivar, est fermé le vendredi soir et devient alors la scène de divers musiciens de rue. Au cours de plusieurs observations les musiciens n’étaient quasiment jamais les mêmes et les styles de musique étaient toujours différents. On y constate de la musique de la plupart des régions colombiennes et de l’étranger (un chanteur de ballades mexicaines, de la musique andine péruvienne, un joueur d’harmonica sur un fond de blues, de la musique populaire brésilienne). La diversité s’exprime également dans le contenu : du rap engagé dans un langage de rue s’entendait à quelques mètres d’un rappeur qui prêchait la bonne parole. Pour trois musiciens interviewés, le choix du répertoire n’est pas très recherché, « c’est simplement la musique que j’écoute », « c’est tout ce que je sais jouer », « pourquoi ça ne plairait pas...?». D’autres y attribueront une grande valeur. Pour un groupe de jeunes rockeurs reprenant des rythmes de la côte, c’est une façon de « diffuser cette musique tout en y rajoutant notre personnalité, la faire évoluer ». Pour un rappeur c’est « la seule vraie façon de revendiquer», pour un autre « c’est la seule façon de parler ». Pour Juan Pablo la rue est propice à rencontrer les personnes et se faire des contacts, qui pourraient notamment le permettre de trouver des contrats. Ainsi les ambitions paraissent parfois dépasser l’acte qui consiste à simplement jouer dans la rue.



Les ambitions des musiciens, la perception des auditeurs

batuque
Une grande partie des artistes semble viser une émotion. Juan Pablo parle de la nostalgie que provoque sa musique ainsi que le succès qu'il remporte auprès des auditeurs plus âgés, qui ont vécu cette époque (mais auprès des jeunes aussi car, après tout, ressentir la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas vécu est justement une caractéristique identitaire que la musique met en évidence). Oscar, jeune guitariste d’un groupe de rock indigène/andin parle de la surprise, « avant tout les surprendre assez pour qu’ils s’arrêtent et nous écoutent ». « La joie ! » me crie en marchant un percussionniste d’une école de musique qui organisait une « batucada » le long de la rue. 
Les motivations et les espoirs des artistes sont très variés et la demande semble l’être tout autant. Un vendeur de CD me confie qu’il serait « incapable de dire ce qui vend le plus ». Dans son chariot des compilations d’Edith Piaf, Los Juanes, Ricardo Arjona, Rolling Stones, mélangées comme si tous les goûts n’étaient qu’un.

 « Il y a beaucoup de musique que je n’écouterais pas chez moi, mais ici au septimazo, c’est agréable, c’est justement l’endroit pour écouter ce que l’on n’écoute jamais » m’explique un père de famille. En effet, ce sont surtout des familles qui viennent se balader au septimazo en fin d’après-midi, début de soirée, quand le long de cette demi-douzaine de pâtés de rue, s’étendent de chaque côté des musiciens de rue, vendeurs de CD, et parfois d’autre représentations artistiques (comme une improvisation de théâtre, du graffiti en direct). Les attentes des passants/auditeurs, semblent être nulles « je viens pour la surprise », « je viens tous les vendredis, je ne sais jamais à quoi m’attendre, mais je ne suis jamais déçue ».


Ainsi, ce manque d’attentes ouvre grand les portes à l’innovation de ces musiciens de rue. On y reconnait une musique qui n’a pas été bornée à 3 minutes, qui dira des vulgarités pour ne pas perdre une rime et qui pourtant, dans ce contexte, à ce moment donné, ne choque pas, mais surprend agréablement.


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L’interview de Juan Pablo a été réalisée l’après-midi du mardi 19 octobre à la place Lourdes, dans le Chapinero.
Respectivement Andrés, Gabriel et Daniel, musiciens interviewés le 22 et le 29 octobre au soir au Septimazo.
Martín, percussioniste jouant le tambour llamador dans cette formation, a été interviewé le 29 octobre au soir
Citation de K38 à la Caracas le soir du 5 novembre.
Citation de MC Cafetero, le soir du 9 décembre à Las Aguas.
Oscar a été interviewé le 5 novembre au soir au Septimazo.
Luis, vendeur de CD, a été interviewé le 5 novembre au Septimazo.
Témoignage d’un père de famille qui n’a pas voulu s’identifier ou répondre à plus de questions, le soir du 22 octobre au Septimazo.
Natalia est une passante interviewée au Septimazo le soir du 29 octobre.